Ecrits

Textes écrits sur mon travail artistique

Piste

Une allée aux cristaux rares

Une lithoscopie

Piste

Au cœur des gemmes imaginaires

C’est ainsi que je reçois les épousailles des traits, des saignées, des ouvertures, des grattages des gravures de Corinne Leforestier.

Il y a dans la description des montagnes, des cimes qui entrent profondément dans nos chairs autant qu’elles élèvent nos émotions. Point de douleur, mais un forte tension qui rend compte de l’instant précis où l’outil de l’artiste déchire la plaque et celui où s’enfonce sa joie.

Les gravures de Corinne semblent être des paysages que l’on retrouve au grès des promenades dans le Pays Dignois comme dans toutes autres régions du monde. Ce pays est la synthèse de toutes leurs beautés. Corinne ne s’est pas trompée. Ses encres comme ses eaux fortes témoignent d’une abstraction de l’espace. Elle nous propose des allées et venues entre l’Orient de son choix et le pays où elle réside.

J’aime ce que fait Corinne, justement, parce qu’elle m’invite à des voyages dont les déplacements sont ceux de l’âme vers sa propre source, ceux de notre chair sur les douces arêtes des roches indigènes.

Une piste vers les natifs … une voie qui désigne un diamant personnel … un point entre le nadir et le zénith … invisible et présent partout, par lequel parle le cœur des Pierres et celui des Hommes.

Pierre BONNET – mars 2008

Pourquoi à un moment donné, la main, le pinceau s’arrêtent-ils ?

On y est. C’est là.

Et commence la relation étrange de l’œuvre et du regard.

Couleurs, mouvements. Apparu, disparu. Rien n’est arrêté. Tout advient. Un rayon de lumière passe, met en vibrations ou en ruissellements la couleur, incise ou disperse le trait. On est alors confronté à un jeu subtil entre couleurs, textures et dessins qui se cherchent, se confrontent, se figent ici pour renaître là dans le fusionnel. Et cela chante, et cela circule, enveloppe, apaise ou inquiète. Ombre déjà ténue d’une souffrance, d’une révolte, affirmation heureuse d’une éclosion dans la mystérieuse saisie de l’étant, au-delà de l’appel d’un devenir.

Advient l’œuvre dans une indicible préhension du Réel. Harmonie ou rupture dans l’instant évanescent de la confrontation.

Nicole Tanguy – 2004

Du côté des livres sur l’Art, des biographies d’artistes, quelques phrases qui toujours m’accompagnent ….

Paul Klee

L’art ne rend pas le visible, il rend visible.

Tout visible est un invisible élevé à l’état de mystère.

 

Braque

Dans l’art le monde se dévoile dans une Sensation Révélation.

Le destin de l’art est celui de l’étonnement où s’éveillent les transcendances.

J’ai fait une grande découverte. Je ne crois plus à rien. les objets n’existent pas pour moi, sauf qu’il y a un rapport harmonieux entre eux, et aussi entre eux et moi. Quand on arrive à cette harmonie, on arrive à une espèce de néant intellectuel. Comme ça tout devient possible, tout devient apte, et la vie est une éternelle révélation. Ca c’est la vraie poésie.

Abraham Heschel

L’art et la mystique se définissent comme une expérience de stupéfaction radicale.

Le mystique en nous est littéralement bouche bée devant l’aspect formidable des choses.

L’émerveillement est le début de la sagesse et précède la foi.

Kundera

Le regard de l’artiste est ébloui, il voit à travers l’écran dans l’ombre d’une matière opaque, il aperçoit la lumière invisible. Il éclaire de l’intérieur une matière qui devient alors écrin et vitrail qui surgit de ses mains. L’artiste n’invente pas des abstractions, il dévoile ce qui est caché dans l’ombre des choses.

L’artiste simplement voit ce qui est, là, derrière le miroir, au dedans, alors que nous n’étions pas là, nous étions au dehors sans voir. Il nous invite à entrer, il rend visible ce qui est caché là.

Son regard s’oppose au regard hypnotique du pouvoir, du savoir et de l’avoir.

Le regard d’amitié unifie et réconcilie les contraires, il s’oppose au regard totalitaire et fractionné. Le regard de l’artiste est un regard d’espérance qui voit ce qui est à venir, en train de venir par sa médiation.

Il n’a pas peur du vide des choses, il ose les regarder dans leur néant . Il sait affronter l’angoisse et n’a pas peur d’être exclu du mystère auquel il participe.

Muso Soséki

J’ai jeté cette petite chose qu’on appelle ‘Moi’ et je suis devenu le monde immense.

Quelques phrases tirées du livre de Charles Juliet, Rencontres avec Bram van Velde, Fata Morgana, 1978,

Les hommes vivent en pleine illusion. Mais malheur pour qui en prend conscience.

Le plus difficile c’est quand on ne fait rien. Qu’on ‘a pas la force de travailler.

Quand je peins je ne sais pas ce que je fais, où je vais. Il me faut chercher une issue. Je travaille jusqu’à ce que je n’aie plus à intervenir.

Quelque chose cherche à naître, mais je ne sais pas ce que c’est. Je ne pars jamais d’un savoir. Il n’y a pas de savoir possible.

Pour s’approcher du vrai, il faut passer par la destruction.

Le vrai dérange, il fait peur. Le monde s’acharne à l’étouffer. Le faux a toutes les chances, et le vrai ne survit que par miracle.

Peindre, c’est essayer d’atteindre le vrai.

Toute sécurité doit être détruite

Il faut consentir à l’écrasement.

il est terriblement difficile de s’approcher du rien.

Les mots massacrent. Il n’y a que le vide et le monde du silence qui soit immenses. Quand on accède au sublime, c’est l’émerveillement.Je suis un homme de nulle part.

Oui faire retour. Renverser ce mouvement qui nous pousse à nous déverser à l’extérieur, nous le rendre propice, le saisir dans nos serres. Inverser notre regard pour lui permettre de fouiller l’œil dont il émane. Tenter de nous situer en amont de notre source, et là, essayer de devenir à nous-même notre propre cause. Ou encore, travailler à nous annihiler, puis ramper remonter, franchir la cluse, ré-envahir les eaux tièdes de l’origine. Consentir à ce besoin de retrouver la félicité initiale.

Van Gogh

Qu’est-ce que dessiner : c’est l’action de se frayer un passage à travers un mur de fer invisible qui se trouve entre ce qu’on sent et ce que l’on peut .

François Darbois

Entre les mystiques, les musiciens et les poètes, il y a une secrète parenté : c’est dans l’amitié que les poètes ont pour les choses, que nous pourrons connaître ces gerbes d’instants qui donnent valeur humaine à des actes éphémères.

Art et transcendance se rencontrent quand un homme surmonte ses peurs et se rend disponible dans un lâcher prise de toutes représentations, qu’elles soient religieuses, culturelles ou artistiques. L’art n’est pas spirituel en lui-même, comme le spirituel n’est pas nécessairement artistique. Nos images pieuses ne sont pas toujours des oeuvres d’art. Mais pour atteindre l’autre coté du pont qui mène à la transcendance, il faut traverser parfois bien des précipices ; seul l’émerveillement permet de franchir ce pont. Pourquoi est-ce si rare et si fragile? Pourquoi cette sagesse, qui est une folie pour le plus grand nombre, est cachée aux sages et aux savants, et réservée aux petits et aux enfants, aux artistes et aux mystiques ?

Tirés des propos sur l’art de Matisse

Après avoir pris connaissance de ses moyens d’expression, le peintre doit se demander: qu’est-ce que je veux ? et procéder, dans sa recherche du simple au composé, pour essayer de le découvrir. S’il sait garder sa sincérité vis-à-vis de son sentiment profond, sans tricherie ni complaisance pour lui-même, sa curiosité ne le quittera pas, ainsi que jusqu’à l’âge extrême, son ardeur au dur travail et la nécessité d’apprendre de sa jeunesse.

Quoi de plus beau ?

J’espère arriver à perdre pied et alors je ne pourrai m’en tirer que par l’inconnu.

Lorsque l’artiste a produit quelque chose de bien, il s’est involontairement surpassé et ne comprend plus. Ce qui importe ce n’est pas tant de se demander où l’on va que de chercher à vivre avec la matière, de se pénétrer de toutes ses possibilités…

Yves Klein

La peinture ne sert qu’à prolonger, pour les autres, le moment pictural abstrait, d’une manière tangible et visible.

Comment une charge émotionnelle et poétique s’agrège-t-elle à la matière colorée pour devenir une indubitable présence picturale ?

Le tableau n’est que le témoin, la plaque sensible qui a vu ce qui s’est passé. La couleur à l’état chimique que tous les peintres emploient est le meilleur médium capable d’être impressionné par l’évènement . Je pense pouvoir dire : mes tableaux représentent des évènements poétiques ou plutôt ils sont des témoins immobiles, silencieux et statiques de l’essence même du mouvement et de vie en liberté qu’est la flamme de la poésie pendant le moment picturale!

Bazaine

C’est ce vide, cette déchirure dans le tissu trop serré du monde que nous cherchons à faire apparaître… sur la marge tremblante de la vérité.

L’œuvre est perpétuellement en suspens, en vol, la figure suivante se cherche déjà dans les derniers accords de celle qui l’a précédée, elle sera peut-être ce que l’autre a refusé d’être en cours de route, et, comme elle l’ignore, tout moment sera un commencement.

Ce n’est pas lorsqu’elle s’offre à nous comme un système clos, une mécanique bien fermée, indéréglable – une fin. C’est, bien au contraire, lorsque, soudain, elle nous apparaît comme un commencement. Une naissance, un nouvel espoir de vie.

Un reflet originel , porteur de l’énergie première, un écho de la naissance du monde.

Elle naît à sa propre vie, qui pourra – dans les meilleurs des cas – se poursuivre indéfiniment, renaissante à travers les hommes et les siècles, ignorant l’usure de l’âge, de la vieillesse.

Jeux de glaces à l’infini, elle s’enrichira de tous les regards des générations à venir.

Il n’y a pas d’œuvres anciennes et modernes : il y a la peinture vivante de tous les temps qui est toute entière au présent.

Cet embryon incertain, si nous avons cru le sentir bouger dans la toile, alors nous quittons celle-ci volontiers, dans notre hâte de commencer la toile suivante, celle qui, nous nous en persuadons, développera l’œuvre que nous attendons, que nous attendrons toute notre vie.

Quand j’aurai 110 ans, disait Hokusaï, je tracerai une ligne et ce sera la vie.

La soif d’absolu n’est pas le progrès, elle est d’une autre nature. Elle n’est pas conquête, possession du monde, elle n’est pas action mais soumission active. Elle est transcendance, geste de Dieu créant la vie en s’y accordant à l’avance.

Le génie, la force étrange des vieux peintres, c’est ce pouvoir d’oubli, cet abandon total, c’est d’avoir accepté, non sans angoisse peut-être, que la source ne peut jaillir que du désert.

Le temps de la peinture – champs Flammarion

Gao Xingjian

LA GRANDE AISANCE

L’aisance est une fin en soi pour l’artiste. Elle rend supportable une certaine conception de la perfection qui se traduit en exigence. A cet impératif, l’aisance apporte la joie. L’aisance traduit aussi un état d’intériorité. Lorsque je peins, je suis dans mon travail, je vis à son rythme, je baigne dans sa luminosité. L’aisance relève de cette symbiose, de cet état de fluidité qui mêle l’air de la musique, le souffle au geste répété jusqu’à l’oubli de soi. Je n’ai pas besoin de résistance. La matière ne doit pas s’opposer à moi. Au contraire, je cherche la fusion. L’aisance n’est pas pour autant synonyme de facilité. Au contraire, elle témoigne d’une lente maturation qui permet de se dégager des contrariétés, des soucis matériels, des obstacles futiles. L’aisance est exigence : aller au-delà des limites entendues et en tirer une joie, une jubilation qui est aussi extase. Celle-ci est un état de calme que seule la nature apporte à l’homme. Par l’aisance, l’homme revient dans le giron de la nature d’où la subjectivité et l’angoisse semblent bannies.

Gao Xingjian – Le goût de l’encre – Michel Draguet

Odilon Redon

Je crois avoir cédé docilement aux lois secrètes qui m’ont conduit à façonner tant bien que mal, comme j’ai pu et selon mon rêve, des choses où je me suisi mis tout entier.

De Stael

La peinture, la vraie, tend toujours à tous les aspects, c’est-à-dire à l’impossible addition de l’instant présent, du passé et de l’avenir.

Il n’y a que deux choses valables en art : la fulgurance de l’autorité et la fulgurance de l’hésitation. c’est tout; l’un est fait de l’autre, mais au sommet les deux se distinguent très clairement.

L’espace pictural est un mur, mais tous les oiseaux du monde y volent librement. A toutes profondeurs.

Je peins comme je peux, (…) j’essaie chaque fois d’ajouter quelque chose en enlevant ce qui m’encombre. (…) il faut s’habituer à finir plus sans finir.

On accorde fort, fin, très fin, valeurs directes, indirectes, ou l’envers de la valeur, ce qui importe c’est que ce soit juste. Cela toujours; Mais l’accès à ce juste, plus il est différent d’un tableau à l’autre, plus le chemin qui y mène paraît absurde, plus cela m’intéresse de le parcourir.

Federico Nicolao (à propos de la peinture de De Stael)

Nicolas de staël, qui s’allège des matières chargées des années précédentes découvre l’espace, au sens cette fois-ci plus simple et strict du mot. Il prend le parti de nous le laisser voir, dans une délicate et absolue éclosion. Au lieu de recourir à des artifices de construction, il le montre – surprenante opération – en train de changer. il nous permet ainsi la plus miracluleuse de parfois dépaysante des découvertes : au coeur de l’art de peindre, il y a l’observation de la disparition et du surgissement du champ même du visible. Voir l’espace est non seulement possible, mais constitue le champ même de la peinture.

Extraits des propos sur la peinture du moine Citrouille-amère de Shitao traduction de Pierre Rickmans

Assumer ses qualités

Les anciens confiaient leurs élans intérieurs au pinceau et à l’encre en empruntant la voie du paysage. Sans transformer, ils s’adaptaient à toutes les transformations, sans agir, ils agissaient ; vivant obscurs, ils ont obtenu la gloire ; parce qu’ils avaient parachevé leur formation et maîtrisé la vie, en enregistrant tout ce qui se trouve dans l’Univers, ils ont été investis de la substance même des monts et des fleuves.

Le maniement de l’encre confère la formation technique.

La maîtrise du pinceau confère la vie.

Les monts et les fleuves confèrent les structures organiques.

Les lignes et les rides confèrent la capacité de métamorphoser la peinture.

L’Océan confère le sentiment de l’Univers.

Une simple flaque confère le sentiment de l’instantané.

Le non-agir confère la capacité d’agir.

L’Unique Trait de Pinceau confère l’infinité des traits de pinceau.

La souplesse du poignet confère l’irrésistible manifestation du talent.

Qui se voit conférer de pareilles facultés doit d’abord réaliser ce qui les rend telles, et ensuite seulement prendre le pinceau, sans quoi il restera bloqué dans l’impasse de la superficialité grossière, et il ne pourra mettre en œuvre ces facultés selon leur destination.

C’est dans la montagne que se révèlent à l’infini les qualités du Ciel.

La Dignité par laquelle la montagne obtient sa masse.

L’Esprit par lequel la montagne peut manifester une âme.

La Créativité, par laquelle la montagne réalise ses mirages changeants.

La Vertu, qui fait la discipline de la montagne.

Le Mouvement, qui anime les lignes contrastées de la montagne.

Le Silence, que la montagne recèle intérieurement.

L’étiquette qui s’exprime dans les courbes et les inclinaisons de la montagne.

L’Harmonie, que la montagne réalise à travers ses tours et ses détours.

La Réserve prudente, que la montagne enclot dans ses cirques.

La Sagesse, que la montagne révèle dans son vide animé.

Le Raffinement, qui se manifeste dans la pure grâce de la montagne.

La Bravoure, que la montagne exprime dans ses replis et ressauts.

L’Audace, que la montagne montre dans ses précipices terribles.

L’Elévation, par laquelle la montagne domine fièrement.

L’Immensité, que la montagne révèle dans son chaos massif.

La Petitesse, que la montagne découvre dans ses abords menus.

Toutes ces qualités, la montagne les met en œuvre qu’en tant que le ciel l’a investie de cette fonction ; elle ne se trouve pas investie de ces dons pour en enrichir le Ciel. De même, l’homme met en œuvre les qualités dont le ciel l’a investi, et ces qualités lui sont propres; ce ne sont pas celles dont la montagne est investie. D’où l’on peut déduire: la montagne réalise sa qualité propre, et cette qualité ne saurait être réalisée si, de la montagne, elle était transférée ailleurs.

Ainsi, l’homme vertueux n’a pas besoin que la vertu lui soit transférée de l’extérieur pour pouvoir faire ses délices de la montagne.

Si la montagne a de telles qualités, comment l’eau n’en aurait-elle pas? L’eau n’est dépourvue ni d’action ni de qualités.

En ce qui concerne l’eau:

Par la Vertu, elle forme l’immensité des océans et l’étendue des lacs.

Par la Droiture, elle trouve l’humilité descendante et la conformité à l’étiquette.

Par le Dao, elle meut sans trève ses marées.

Par l’Audace, elle fraye sa démarche décidée et son impétueux élan.

Par la Règle, elle apaise à l’unisson ses tourbillons.

Par la Pénétration, elle réalise sa lointaine plénitude et son universelle atteinte.

Par la Bonté, elle accomplit son jaillissement clair et sa fraîche pureté.

Par la Constance, elle ramène immanquablement son cours vers l’Est.

Si l’eau, dont les qualités sont ainsi manifestées visiblement dans les vagues de l’océan et la profondeur des baies, ne réglait son comportement sur elles, comment pourrait-elle ainsi envelopper tous les paysages du monde et traverser la Terre de ses artères?

Celui qui ne pourrait œuvrer qu’à partir de la montagne et non à partir de l’eau, serait comme englouti au milieu de l’océan sans connaître le rivage, ou encore, serait comme la rive qui ignore l’existence de l’océan. Aussi, l’homme intelligent connaît-il la rive en même temps qu’il se laisse emporter au fil de l’eau ; il écoute les sources et se complaît au bord de l’eau.

Il ne faut rien moins que l’usage de la montagne, pour voir la largeur du monde.

Il ne faut rien moins que l’usage de l’eau, pour voir la grandeur du monde.

Il faut que la montagne s’applique à l’eau pour que se révèle l’universel écoulement.

Il faut que l’eau s’applique à la montagne pour que se révèle l’universel embrassement.

Si cette action réciproque de la montagne et de l’eau n’est pas exprimée, rien ne peut expliquer cet universel écoulement et cet universel embrassement. Sans l’expression de cet universel écoulement et de cet universel embrassement, la discipline et la vie (de l’encre et du pinceau) ne peuvent trouver leur champ d’action ; mais du moment que la discipline et la vie (de l’encre et du pinceau) s’exercent, l’universel écoulement et l’universel embrassement trouvent leur cause, et une fois qu’ils ont trouvé leur cause, la mission du voyage se trouve parachevée.

Lorsque l’on s’applique à la montagne et à l’eau, il ne faut pas œuvrer à partir de l’immensité, et ainsi on pourra contrôler sa tâche; il ne faut pas œuvrer à partir de la complexité, et ainsi la tâche sera simple. Sans cette simplicité, on ne saurait réaliser la complexité ; sans ce contrôle, on ne saurait réaliser l’immensité.

L’œuvre ne réside pas dans le pinceau, ce qui lui permet de se transmettre ; elle ne réside pas dans l’encre, ce qui lui permet d’être perçue; elle ne réside pas dans la montagne, ce qui lui permet d’exprimer l’immobilité; elle ne réside pas dans l’eau, ce qui lui permet d’exprimer le mouvement; elle ne réside pas dans l’Antiquité, ce qui lui permet d’être sans limites; elle ne réside pas dans le présent, ce qui lui permet d’être sans œillères.

Aussi, si la succession des âges est sans désordre et que pinceau et encre subsistent dans leur permanence, c’est parce qu’ils sont intimement pénétrés de cette œuvre.

Cette œuvre repose, en vérité, sur le principe de la discipline et de la vie: par l’Un, maîtriser la multiplicité; à partir de la multiplicité, maîtriser l’Un; elle ne recourt ni à la montagne, ni à l’eau, ni au pinceau, ni à l’encre, ni aux Anciens, ni aux Modernes, ni aux Saints. Telle est l’œuvre véritable, celle qui se fonde sur sa propre substance.

Shi Tao

Du côté des poètes

Du côté des poètes

Hölderlin

Qui a pensé dans la plus grande profondeur, aime ce qu’il y a de plus vivant.

 

Ce qu’on sait de quelqu’un, écrit Bobin, nous empêche de le connaître. Ce qu’on dit, en croyant savoir ce qu’on dit, rend difficile de le voir.

 

Novalis

Si on a la passion de l’absolu, et que l’on n’en puisse guérir, il ne restera d’autre issue que de se contredire sans cesse et de concilier les extrêmes absolus . et répondre en parti à la question du jour (enfin au cheminement qui mène à la question du jour).

Pessoa

L’art nous délivre de façon illusoire, de cette chose sordide qu’est le fait d’exister… En art, il n’y a pas de désillusion, car l’illusion s’est vue admise dés le début. Le plaisir que l’art nous offre ne nous appartient pas, à proprement parler : nous n’avons donc à le payer ni par des souffrances, ni par des remords… Par le mot art, il faut entendre tout ce qui est cause de plaisir sans pour autant nous appartenir : la trace d’un passage, le sourire offert à quelqu’un d’autre, le soleil couchant, le poème, l’univers objectif. Posséder c’est perdre. Sentir sans posséder, c’est conserver, parce que c’est extraire de chaque chose son essence.

 

George Amar – art poétique élémentaire – journal de rivage

Profite bien de la phase préparatoire
Vis-la intégralement
C’est le moment le plus actif
Le moment où le travail et l’êtredsont comme une lumière dans la brume (différents mais indistincts)

J’ai marché dans la brume
Ma pensée était claire
Indistincte
Comme un vivant qui ne connaît pas
Son propre nom.

Il faut fréquenter longtemps les choses, les lieux, les êtres et les moments du monde pour qu’ils consentent à nous prêter leur signe. Issus de la découverte de ce qu’il y a de commun entre les choses et nous, les signes forment un langage au moyen duquel nous pouvons simultanément nous comprendre nous-même et lire le monde.

Les éléments de l’art sont les mêmes que ceux de la viee et le travail universel de clarification, de cristallisation et de composition des éléments, vaut sur tous les plans de la pensée et de l’action, de l’œuvre et de l’existence.

Mes amis trouvent souvent à mes tableaux un caractère joyeux sans raisons particulières. Ca tombe bien, c’est le principe le plus général de l’art de composer auquel je songe ! un art général, comme celui par exemple de composer ses sensations, perceptions et affects, en tableaux d’apparences. Matin sur le bord de la mer est l’un de mes favoris. Je le compose chaque matin, avec mes jambes, mes yeux et ma pensée, avec le vent froid et le bruit des vagues, avec l’attention portée au plongeon du cormoran, avec le bonjour du garçon de café, avec la solitude et mon désir d’entrer dans le poème du monde.

Infiniment les chemins contournent les obstacles
Grande étude !
Mais seule oriente la haute intuition
L’étoile sensation
La couleur de la mer à l’instant quelconque
Étrange ressource sur laquelle
On ne peut guère compter
Car elle réside aux deux extrêmes
De la Pensée-Réalité
Au centre le plus secret du Soi,
Pur sujet de l’action la plus libre
Et à l’autre bout, disséminée, aléatoire
Dans les infimes reflets de la lumière
Sur les plis du réel.
Je me suis retourné
J’ai vu la lumière grise
Au bord de l’univers.

 

Pessoa (extrait de passage des heures, de Alvaro de Campos)

Je ne sais si la vie est peu ou trop pour moi
Je ne sais pas si je sens trop ou trop peu
Je ne sais…
Ce qui me manque : scrupule spirituel
Point d’appui de l’intelligence
Consanguinité avec le mystère des choses
Choc
Au moindre contact, sang affluant sur les coups
Tressaillement au moindre bruit,
Ou s’il y a pour tout cela une autre explication
plus commode et plus heureuse.

/…

J’ai couché avec tous les sentiments
J’ai été le souteneur de toutes les émotions
Toutes les sensations de hasard m’ont payé à boire,
J’ai fait les yeux doux à toutes les raisons d’agir,
J’ai été main dans la main avec toutes les velléité de départ
Fièvre immense des heures
Angoisse de la forge des émotions
Rage, écume l’immensité qui ne tient pas dans mon mouchoir.

/…

Je me suis multiplié pour me sentir,
Pour me sentir, j’ai eu besoin de tout sentir,
J’ai débordé, je n’ai rien fait que m’extravaser.
Je me suis déshabillé, je me suis donné
Et il se trouve en chaque coin de mon âme
un autel pour un dieu différent.

/…

Je porte dans mon cœur
comme dans un coffre trop rempli qu’on ne peut plus fermer
tous les lieux où je suis allé,
tous les ports où je suis arrivé,
tous les paysages que j’ai vus par les fenêtres ou les hublots,
ou sur les dunettes, en rêvant
et tout cela, qui est tant de choses, est bien peu au regard de mes désirs

/…

Ressentir tout de toutes les manières,
Vivre tout de toutes parts,
Etre la même chose de toutes les façons possibles en même temps,
Réaliser en soi l’humanité de tous les instants
En un sel instant diffus, prodigue, complet et lointain.

/…

Je veux toujours être ce avec quoi je sympathise,
Et je deviens toujours, tôt ou tard,
L’objet de ma sympathie, que ce soit une pierre ou un désir,
Que ce soit une fleur ou une idée abstraite,
Que ce soit une foule ou une façon de comprendre Dieu,
Et moi, je sympathise avec tout, je vis de tout en tout.

/…

 

Kafka

Il est parfaitement concevable que la splendeur de la vie se tienne à côté de chaque être et toujours dans sa plénitude, mais qu’elle soit voilée et enfouie dans les profondeurs invisibles, lointaines. Elle est là pourtant, ni hostile, ni malveillante, ni sourde. Qu’on l’invoque par le mot juste, par son nom juste, et elle vient. C’est ça l’essence de la magie, qui ne crée pas mais invoque.

 

Norge

PEINTURE

Je trouve que la plupart des peintres peignent un tableau qui ressemble au tableau qu’ils auraient peint si le tableau qu’ils auraient voulu peindre était absolument impossible à peindre. Est-ce que vous me comprenez ? Parce que moi, je ne comprends pas encore très bien, mais je sens que c’est juste.

Poésies 1923 – 1988 Poésie / Gallimard

 

Carlos Drummond De Andrade

PAYSAGE: COMME ON LE FORME

Ce paysage ?
Il n’existe pas. Existe l’espace
vacant, à parsemer
de paysage rétrospectif.
La présence de la montagne, des imbaûbas,
des sources, quelle présence ?
Tout est plus tard.
Vingt ans après, comme dans les drames.
Pour l’instant, le voir ne voit pas ; le voir recueille
des fibrilles du chemin, de l’horizon,
et même ne s’aperçoit pas qu’il les recueille
pour un jour tisser des tapisseries
qui sont des photographies
d’inaperçue terre visitée.
Le paysage va être. Maintenant c’est un blanc
qui se teint de vert, de marron, de gris cendre,
mais la couleur ne s’attache pas aux surfaces,
elle ne modèle pas. La pierre n’est pierre
que dans le mûrissement lointain.
Et l’eau de ce ruisseau
ne mouille pas le corps nu :
il mouille plus tard.
L’eau est un projet de vivre.
Ouvrir un portail. Il grince. Indifférent.
Une vache-silence. Je ne la regarde même pas.
Un jour ce silence-vache, ce grincement
battront en moi, parfaits,
existant de face, de dos, de profil,
absolument tangibles. Quelqu’un demande à côté :
qu’est-ce que tu as ?
Et je n’ai rien
hormis le bruit-portail, la vache silencieuse.
Paysage, pays
fait de pensée du paysage,
dans la créative distance espace-temps,
en marge des gravures, des documents,
lorsque les choses existent avec violence
plus que nous n’existons : elles nous peuplent
et nous regardent, nous fixent. Contemplé
soumis, d’elles nous sommes la pâture,
nous sommes le paysage du paysage.

Carlos Drummond De Andrade – La machine du monde – Nrf poésie Gallimard.

 

Charles Juliet – traversée de nuit – journal II

L’aventure ne peut se vivre qu’à l’état sauvage, loin de toute religion, idéologie, morale, tradition… Car si le chemin qu’on emprunte est déjà percé, nivelé, signalisé, si une foule s’y presse, il n’y a ni solitude ni errance.

Pour s’ouvrir son chemin, chacun doit se fabriquer ses propres armes. Avec rien. Cette évidence que l’artiste est un maudit, un privilégié.

 

Jacques Darriulat – cezanne et la force des choses

On peut dire que le renversement cézannien consiste à nous faire prendre conscience de ce que nous avions oublié depuis longtemps, à savoir que le sujet tient moins le monde sous son regard qu’il n’est exposé à la violence de son apparition, et que dans la relation sujet-objet, c’est maintenant l’objet, longtemps tenu sous la domination des géométries imposées par le sujet, qui prend sa revanche sur le sujet, désormais assailli par la violence de sensations qu’il est incapable de maîtriser, ou du moins ne peut y parvenir qu’au prix d’un effort considérable. Ce n’est plus le sujet qui dispose du monde devant lui, c’est inversement le monde qui menace d’engloutir le sujet par la seule violence de son apparition. Par cette révolution, Cézanne rend manifeste la vanité d’un ego qui toujours imagine que le monde est devant lui, alors que c’est lui qui se trouve au contraire dans le monde, irrémédiablement inscrit dans le cercle de son immanence, plongé dans l’élément lumineux où le phénomène fait son apparition.

 

Autre texte

2 novembre 2015 : pour que l’une des histoires les plus abominables du XX¨ siècle ne recommence pas, voici un texte à lire et méditer.

Chapitre 49 – Vie et destin de Vassili Grossman

Traduit du russe par Alexis Berelowitch avec la collaboration d’Anne Coldefy-Faucard
Editions l’Age d’homme, 1980.

Extrait

La première moitié du xxe siècle restera l’époque des grandes découvertes scientifiques, des révolutions, de gigantesques bouleversements sociaux et de deux guerres mondiales.
Mais la première moitié du xxe siècle entrera aussi dans l’histoire de l’humanité comme la période de l’extermination totale d’énormes masses de la population juive, extermination qui s’est fondée sur des théories sociales ou raciales. Le monde actuel le tait avec une discrétion fort compréhensible.
Une des propriétés les plus extraordinaires de la nature humaine qu’ait révélée cette période est la soumission. On a vu d’énormes files d’attente se constituer devant les lieux d’exécution et les victimes elles-mêmes veillaient au bon ordre de ces files. On a vu des mères prévoyantes qui, sachant qu’il faudrait attendre l’exécution pendant une longue et chaude journée, apportaient des bouteilles d’eau et du pain pour leurs enfants. Des millions d’innocents, pressentant une arrestation prochaine, préparaient un paquet avec du linge et une serviette et faisaient à l’avance leurs adieux. Des millions d’êtres humains ont vécu dans des camps qu’ils avaient construits et qu’ils surveillaient eux-mêmes.
Et ce ne furent pas des dizaines de milliers, ni même des dizaines de millions, mais d’énormes masses humaines qui assistèrent sans broncher à l’extermination des innocents. Mais ils ne furent pas seulement des témoins résignés ; quand il le fallait, ils votaient pour l’extermination, ils marquaient d’un murmure approbateur leur accord avec les assassinats collectifs. Cette extraordinaire soumission des hommes révéla quelque chose de neuf et d’inattendu.
Bien sûr, il y eut la résistance, il y eut le courage et la ténacité des condamnés, il y eut des soulèvements, il y eut des sacrifices, quand, pour sauver un inconnu, des hommes risquaient leur vie et celle de leurs proches. Mais, malgré tout, la soumission massive reste un fait incontestable. Lire tout

Vassili Grossman

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